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Elles vivaient d’espoir : extrait 1

jeudi 8 juillet 2010, par Claudie Hunzinger

Autour de moi, tous les livres de ma mère sont là. Je les ai remontés, à sa mort, il y a vingt ans, dans la montagne où j’habite, au-dessus de la plaine d’Alsace, un peu en surplomb, un peu à distance du passé familial, ce qui permet un regard flou, le fameux regard latéral, celui que recommande Allan Edgar Poe pour observer les fantômes ou les étoiles. Emma était venue avec eux, les livres, dans cette province alors presque étrangère. C’était tout ce qu’elle avait apporté, ses seuls bagages. Non, pas des bagages, plutôt un manteau sombre doublé de phosphorescence, une fourrure de féerie qui l’enveloppait, et petite j’y voyais l’emblème d’une reine, et la lumière, dans la bibliothèque, venait de l’intérieur des livres fermés, elle en émanait comme d’une matière radioactive, en pleine nuit, et la journée aussi. Lueur qui vient peut-être de la mort qu’ils abritent et du mal qu’ils éclairent.

Donc, ils sont là, ses livres et j’ai plus que jamais besoin d’eux, au moment d’aborder l’écriture serrée de ce nouveau cahier d’Emma, plein de fatum. Le mot latin, fatum, dit bien la violence qui gît au fond de cette histoire dont je suis issue (et dont j’ai réussi à m’échapper).

Dans ce nouveau cahier, on le découvre, Emma ne dit plus je. Et elle n’y parle plus au présent, mais à l’imparfait, comme si elle était morte.
Comme si elle était morte ?

À moins qu’elle n’ait fait l’épreuve de ce qui lui était si complètement étranger, autre, insupportable, qu’elle ne pouvait pas le prendre à son compte, qu’il s’agissait là d’une autre, pas d’elle. Concernait une autre qu’elle. Concernait une fiction. En tout cas, c’est alors qu’Emma est entrée dans le roman de sa vie, dans de ce qu’est véritablement un roman, ce lieu où l’amitié totale des humains, des bêtes et des fleurs, leur enchaînement de merveilles, s’ouvre soudain sur la question compliquée du mal.

Que s’est-il passé ? Pour commencer, une radicale opposition, une opposition de nature, entre Marcel et celle qu’il appelait Emmy, a fait de ce couple un étrange attelage. Comment a-t-il pu tenir (car il a tenu) ? C’est qu’il y avait autre chose. Emma avait beau être une femme prodigue, libre, anticonformiste, elle avait beau se vouloir un être d’exception pour qui la littérature était la seule autorité au monde (Dieu apparaîtra mais c’est la même dimension), elle avait beau être une physicienne de l’amour, elle était aussi une idéaliste de l’amour. Elle rêvait de se consumer d’amour, de don total. Or elle a trouvé en Marcel (comme en Marcelle autrefois) la personnalité forte qui la subjuguait, la relation sexuelle qui la submergeait. D’où l’abîme amoureux qui l’attendait.

Un couple est assis, dans une pente, entre des rochers et sous des pins, en pull et gros souliers de marcheurs. Ils regardent l’objectif, sans doute avec mode retardateur, car on les devine seuls. Lui, front large, décidé de lutteur impulsif, prêt à bondir. Elle, à ses côtés, mais sous son bras à lui qui lui couvre les épaules, et sa main donnée à la main de Marcel qui la recouvre. L’expression d’Emma est un acquiescement. Oui, dit-elle. Le corps d’Emma a toujours dit oui. Une belle photo qui parle d’entente. Et aussi de profusion entre eux, de carnage, un peu comme dans La mort de Sardanapale. D’un point de vue physique, leur rencontre a été splendide. Et ça se voit.

Elles vivaient d’espoir, Un roman de Claudie Hunzinger, Editions Grasset, parution le 25 août 2010