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Entretien avec Claudie Hunzinger / Pierre Ahnne
lundi 21 janvier 2013, par
http://pierreahnne.eklablog.fr/la-survivance-claudie-hunzinger-grasset-a93206555
J’ai dit ici tout le bien que je pensais du livre de Claudie Hunzinger, La Survivance ( La Survivance, Claudie Hunzinger (Grasset) ). Si l’auteur n’a jamais, à ma connaissance, été libraire comme les personnages de son roman, elle a bien vécu en montagne, « près de tout », c’est-à-dire dans l’inconfort et l’exaltation. En témoignent Bambois, la vie verte (Stock, 1973) ou Les Enfants de Grimm (Bernard Barrault, 1989). Parallèlement à l’écriture, elle mène une œuvre de plasticienne, qu’elle a exposée au Centre Pompidou, à Lausanne, à Londres, à Strasbourg… (voir sur son site : link) .
La radicalité de l’entreprise, la beauté des récits de Claudie Hunzinger me donnaient très envie d’avoir avec elle un entretien. Mais son mode de vie la rend un peu difficile à rencontrer… Elle a bien voulu répondre par écrit aux questions que je lui ai fait parvenir.
Comment en êtes-vous venue à écrire ?
J’ai été « élevé[e] par une bibliothèque »1. Quand j’étais petite, ma mère nous faisait apprendre des poèmes. Tout naturellement, vers six, sept ans, j’ai commencé à en écrire et à les illustrer. Puis c’est en internat, à douze ans, que je me souviens d’avoir découvert une issue de secours à l’abandon dans l’écriture d’une histoire inspirée par Sans famille d’Hector Malot. Ensuite, à treize ans, la poésie est revenue à moi. Elle m’a architecturée à jamais de rythmes, de rimes, de voyelles et concision. Adulte, je n’ai plus écrit de poèmes, mais des récits liés à ma vie « d’exploratrice ». Et c’est l’écriture du roman de la vie de ma mère Emma (Elles vivaient d’espoir, Grassert, 2010, ndlr) qui m’a fait prendre conscience de ce qu’est « la vérité romanesque »2. De son énergie. Et de l’abri qu’elle peut être aujourd’hui pour la poésie, sans abri.
Comment écrivez-vous ?
Quand je me mets à un nouveau livre, je commence un nouveau cahier, un grand cahier A4, un ZAP book de 300 pages, dans lequel je saisis tout ce qui passe : instantanés, scènes, bouts de conversation, idées, concepts, notes de lecture, titres, constructions, synthèses, reprises, modifications. Comme ça vient. Parallèlement, je travaille à l’ordinateur.
Ecrire, est-ce pour vous un travail ?
Non. Je dirais qu’écrire un roman me met dans une sorte d’état amoureux, mines de sel, cristallisations, transports, angoisses et doutes. Et addiction.
Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?
En ce moment : Roberto Bolano, un écrivain chilien de langue espagnole, qui a choisi le roman pour y cacher la poésie, sa langue natale. Du Fu, Chinois du VIIIe. Emily Dickinson, Américaine du XIXe.
A propos d’un des personnages de votre roman Elles vivaient d’espoir, vous dites : « Emma (…) avait voulu aller dans sa vie comme dans un roman. Elle avait deviné la relation entre l’existence, la narration et le roman ». Reprenez-vous à votre compte cette proximité étroite entre vivre et écrire ?
Et lire. D’abord lire. Je voulais dire que ma mère Emma s’est inventée elle-même, grâce à la littérature. Le rayonnement de la littérature dans sa vie semble assez incroyable aujourd’hui. Elle était complètement "littératurisée", selon l’expression de Vila-Matas. A partir de là, à partir de la lecture comme activité de connaissance, émancipée grâce à la littérature, elle a pu s’affranchir de la société, s’avancer librement dans sa vie qui s’est écrite sous ses yeux comme un roman.
Pour moi, quand je commence un roman, j’ai remarqué que je deviens un aimant. Tout de ma vie vient alors se déposer sur la page, attiré là, en une sorte de grande marée. Tout prend sens. Un bout de conversation à la radio. Un souvenir. Un mot. Vos questions.
Vos œuvres en tant que plasticienne, « Pages d’herbe », « Bibliothèques en cendre »… sont-elles un prolongement de votre écriture ? Est-ce l’écriture qui répète autrement le geste de l’artiste ?
Oui, écriture et art sont deux langages qui se complètent en un seul. Les Chinois l’avaient bien compris. (Je vous ai envoyé l’ermitage d’un lettré chinois. On dirait Bambois, là où j’habite.) Pratiquer les deux élargit le champ magnétique. Il se trouve qu’on vient de me demander de participer à une exposition à la galerie des éditions Des femmes3, où je présenterai, en janvier 2013, des pages d’herbe et une bibliothèque en cendre. J’ai adoré me remettre à soupeser directement les sensations, les nuances, les textures, les dimensions, les rythmes, retrouver ce corps-à-corps tangible, concret. L’écriture, elle aussi, est un corps-à-corps sensible, mais on n’y voit rien. On avance à l’oreille seulement. A tâtons. On empoigne du vide. Et puis je ne montre rien à personne avant la fin. C’est secret. Il le faut. On ne sait pas ce qui va sortir et, au final, quelque chose vous aura échappé.
La nature tient une grande place dans vos livres. Qu’est-ce qui se joue pour vous dans cette confrontation entre l’homme et le monde naturel ?
Quelque chose de très particulier et de très ancien se joue entre une femme et la nature. Surtout ne pas se laisser dévorer. J’ai lu Lévi-Strauss et compris pourquoi je faisais « cuire » la nature dans un chaudron - ou dans l’écriture.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
A un roman, encore. Il y a trois ans, quand Martine Boutang m’a ouvert la porte de Grasset pour mon premier roman, Elles vivaient d’espoir, j’ai vu devant moi une nouvelle vie, une vie vraiment neuve, vaste comme un paysage. Et je m’y suis avancée. Depuis, je n’ai plus lâché le roman. Ou plutôt, il ne m’a plus lâchée. Enfin, je pouvais m’y aventurer. C’est une aventure, un roman. L’énergie propre au roman est une question de lucidité face à « la défaite des illusions romantiques »2. 70 ans n’est donc pas trop tard. Plus tôt, je n’étais pas prête.
Notes :
1Journal, Jules Renard
2Mensonge romantique, vérité romanesque, René Girard
3« Elles métamorphosent le livre », Des femmes, 35, rue Jacob, Paris