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l’Alsace - Les empereurs des forêts

samedi 7 septembre 2019, par webmestre

Un demi-siècle que dure cette étrange relation. Claudie Hunzinger et les cerfs. Elle a longtemps vécu à côté d’eux, puis elle a décidé d’y aller. De se frotter à la majesté animale, et au triste sort que leur infligent les hommes. Elle écrit en colère, c’est magnifique.

Bambois. Un bout du monde au-dessus de Lapoutroie. Un corps de ferme, un abreuvoir, un étang, des ânes, du linge qui sèche sur l’herbe, une boîte aux lettres (oui, le facteur vient chaque jour jusqu’ici). Et la pente, partout. Les plasticiens Claudie et Francis Hunzinger apprivoisent ce lieu frontière entre la nature et les hommes depuis un demi-siècle. En 1965, en plein exode rural, eux rejoignent la montagne, à près de 1000 mètres d’altitude. Au début, les conditions de vie sont rudimentaires, c’était se battre contre la nature, mais l’époque était à l’insouciance, à la libération. On ne savait pas faire, mais on faisait.

Claudie a une autre corde à son roman : elle écrit des romans, le plus souvent largement autobiographiques (on reconnaîtra ici le couple Hunzinger sous les traits de Pamina et Nils). Elle avait déjà raconté, l’année passée, son bouleversant et troublant pas de deux avec les cerfs dans « L’affût », paru aux éditions du Tourneciel, accompagné de photographies de Fernande Petitdemange. Elle disait alors ne pas s’être seulement approchée de ces bêtes mystérieuses, mais s’être littéralement transformée en cerf ! Les heures, les temps de chien, les années d’apprentissage et de patience pour les approcher, les comprendre, jamais les apprivoiser.

Dans « Les grands cerfs », la romancière tisse et retisse les fils de cette liaison lointaine devenue une passion. Les cerfs et le couple Pamina/Nils sont, écrit-elle, comme des frères, « pareillement efflanqués, osseux, têtus, téméraires face aux éléments – et prudents ». Une aventure que Pamina va vivre en grande partie grâce à Léo, « crâne rasé, la trentaine, vêtu sport aventure, jumelles au cou, et comme hanté ». Hanté par les cerfs, l’obsession d’une vie, semble-t-il. Claudie sait que les cerfs sont là, autour de sa maison. Elle habite ici depuis si longtemps ; eux depuis toujours. Léo va l’amener à s’avancer au plus près d’eux. Il faut de la chance pour les voir et, pour les revoir, ça devient une autre paire de manches, « une véritable ascèse, y donner tout son temps, y consumer son être ». Comprendre le fonctionnement du clan (et de ceux restés solitaires). Se nourrir des saisons de ces animaux fiers et orgueilleux, visibles et invisibles, des « figures de légende », la saison où ça tambourine dans le noir, comme pour intimider, celle des galops de fureur, ou de triomphe, on ne sait pas ; celle de la perte des bois, celle de la repousse, celle de la perte des velours, celle du brame évidemment.

On traque, on y engloutit ses jours, mais observer les cerfs amène surtout à s’extraire de soi-même. Le cerf devient le gardien de l’âme du guetteur. Entre cerfs et humains, Claudie Hunzinger se découvre, comme si sa place était là, entre deux mondes. Elle illumine d’une langue de dentellière enragée les derniers feux de cette race de seigneurs. Car oui, on aurait pu rêver au conte de fées, là-haut dans nos forêts. Hélas, au fil des pages on serre de plus en plus les poings – on a le sentiment de refaire le geste répété des milliers de fois par l’auteure : les cerfs sont menacés. Les riches adjudicataires des chasses adorent exhiber leurs trophées… et l’ONF n’aurait plus qu’un mot à la bouche : gestion. Même Léo, le pur et dur, bascule du côté des forces obscures. C’en est fait de son amitié avec Pamina… pardon : Claudie. Au final, le massacre en silence de ces empereurs des forêts que sont les cerfs résume notre temps : aux oubliettes, le romantisme, le panache, la marginalité, la permanence. Là-haut comme ici-bas règne la loi du plus fort.

Jacques LINDECKER


https://www.lalsace.fr/culture-loisirs/2019/09/08/les-empereurs-des-forets

LIRE « Les grands cerfs », Claudie Hunzinger, éditions Grasset, 192 p., 17 €. La revue « Les moments littéraires » consacre dans son dernier numéro (n°42, 168 p., 12 €) tout un dossier au parcours et au travail de Claudie Hunzinger.