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La langue des oiseaux par Colette Lallement-Duchoze (Blog Médiapart)

mercredi 27 août 2014, par webmestre

Si le romancier est un prédateur s’il ressemble au "scribe" du tableau de Füssli (Le cauchemar) alors la narratrice de "La langue des oiseaux" qui "adore prendre la vie de quelqu’un, s’en délecter" se nourrir de tout ce qui palpite" le serait assurément. Quelle est sa "proie" ? Lovée dans la texture des mots ne peut-elle se rebiffer ? Aimanter à son tour ? Dans ce roman composé de trois parties, Claudie Hunzinger fait partager à son lecteur une expérience originale (balisée de "signaux/clins d’œil") : être à l’écoute de frissons de musiques et de chuchotements qui dans une confondante unité mêlent langue des oiseaux, langage des vêtements et création littéraire. Et puisque "les livres n’ont pas d’yeux mais des voix" à nous de (savoir) les capter !

Chaque partie a une tonalité et/ou une dynamique particulières. La première -la plus longue-, enclenche le "processus" de l’écriture -en témoigne le titre "l’annonce". Isolée dans une "baraque" des "montagnes de l’est" près de Saint-Dié-des-Vosges, avec pour seule compagnie "un ange américain du XIX° (Emily Dickinson) la narratrice, 43 ans, "rencontre" via une annonce sur le site eBay-occasions, Kat-Epadô, spécialiste de la marque Comme des Garçons. S’ensuit un dialogue, puis une correspondance entre les deux "filles en cavale". En parallèle nous voyons "vivre" la narratrice au quotidien, investigations, questionnements, souvenirs, rencontre avec Marguerite, tout ce qui a motivé son départ de Paris. La deuxième partie est consacrée au récit de Sayo (ses "mots" en échange de "colis") et à son commentaire (sorte de métalangage), récit dans le récit, cette partie prolonge par des échos feutrés la première.. En III, les deux femmes "réunies" vont quitter la "baraque" pour une aventure étrange : marcher de nuit à travers les forêts avec retournement(s) de situation, dans la relation "proie et prédateur"... En fait, les trois mouvements (qui suivent d’ailleurs un ordre chronologique du 27 octobre jusqu’à mi-août) non seulement nous font pénétrer dans une double géographie physique et mentale, (labyrinthe avec embranchements), non seulement s’appellent en se répondant par des échos intérieurs, mais ils sont aussi des variations sur la notion même de "langage" et de "langue".

Les textes (d’annonce) descriptifs de Sayo (I), soit la transposition en langage, des poèmes d’étoffes, sont aussi et surtout des "morceaux de sa vie" (II) car ils ont la "tonalité d’existence vécue" ; imprimés, épinglés sur le mur (paroi nord), telle une tapisserie/palimpseste, ils serviront "d’empreinte" et ils répondent aux voix de Li Bai, de Du Fu, les auteurs fétiches que la narratrice traduit et qui sera elle-même corrigée par les oiseaux...Tout un champ lexical et sémantique renvoie en effet à "la langue des oiseaux" : c’est à elle que s’apparente par analogie le "français étranger, sauvage" de Sayo. (haché de petits courts-circuits enchanteurs). Elle-même quand elle fait irruption chez la narratrice (III) frappe par son "regard d’encre" -auparavant une photo envoyée début janvier mettait déjà en évidence, comme en exergue, les prunelles noires d’oiseau scrutatrices, celles d’un "oiseau-fille"-, Sayo intrigue aussi par son rire caverneux (croassement de corbeau) ; oiseau "impudent et moqueur" elle "ployait sous des ailes disparues, qui lui avaient cassé le dos, enfant" D’où écrivez-vous ? À partir de mes cicatrices d’ailes...

Initiée aux arcanes de l’écriture et de la langue chinoises par son père Elie, la narratrice compare les chants des oiseaux aux poèmes en langue tonale de la dynastie des Tang ; elle sait identifier la phrase ritournelle du troglodyte (5 syllabes en prélude, éclaboussure de trilles close par une syllabe en suspension) et siffler cette ritournelle c’est dialoguer avec son père...Elle sait communiquer avec les bouvreuils, les rouges-gorges ; les anapestes des mésanges sont d’un précieux secours pour l’écriture. Voyelles, concision ellipses, métonymies : il s’agit bien d’une grammaire ! L’affairement des oiseaux peut être annonciateur ; au cœur de la dévastation un oiseau chante avec assurance (est-ce le poète, l’écrivain ?). D’ailleurs noter sur un carnet les séquences (dialogues des oiseaux) s’inscrit comme par osmose dans le projet d’écriture du roman... on est à la fois dans la grammaire et la musique. Certaines dispositions typographiques permettent d’isoler une phrase (passage de l’hermine), ou de courts paragraphes, de mettre en retrait les textes descriptifs de Sayo, bref de placer le lecteur face à une partition !

Roman et roman en train de se faire (la suite énumérative de verbes "noter sur le vif, rêver, noter ses rêves, tendre l’oreille, observer, structurer, imaginer, tailler, aiguiser" rend bien compte du travail de romancier (135) Relation entre un auteur et son personnage surtout quand les deux "filles" sont "rivales dans l’écriture", qu’elles sont comme en "cavale" (une variété d’évadée avait rencontré une autre variété d’évadée) et "fermées à double tour, au bout d’un escalier dérobé". Ce roman est aussi celui des connivences avec le lecteur qui retrouve des thèmes développés dans "La survivance" ! le destin du couple de libraires, l’empathie pour les animaux confidents, et cette déclaration d’amour à la littérature, à sa toute-puissance, dans une langue à la fois sensuelle et poétique.

La voix d’Emily Dickinson résonne comme un cri de lumière ; et pour la narratrice "mélodie hurlée du vent" , Sayo avait "l’évidence d’une énigme" par-delà le feu du son et la cendre du sens.